On veut savoir: comment collectionner les photos d’art

Entretien avec la photographe Maude Arsenault, fondatrice de la galerie Web The Print Atelier.
Propos recueillis par Mj Desmarais  PHOTO D’OUVERTURE Alana Riley, kettler’s Cathedra, theprintatelier.com 



D’abord photographe et artiste multidisciplinaire, Maude Arsenault a fait sa marque avec ses portraits intimistes, ses séries mode teintées de féminisme, ses nus délicats qui dépeignent avec sensibilité la relation fragile que les femmes entretiennent avec leur corps. En 2013, au plus fort de sa carrière, une grossesse à risque l’oblige à tout arrêter. Plutôt que d’attendre à la maison l’arrivée de son troisième enfant (une belle surprise!), elle se lance dans un projet ambitieux, celui de fonder une galerie numérique dédiée à la photo d’art contemporaine. The Print Atelier a vu le jour en 2012, pratiquement en même temps que son fils. Depuis, Maude a offert une vitrine d’exception à des dizaines d’artistes contemporains, développé une clientèle internationale, et changé, à sa manière, la façon dont on interagit avec l’art. Je l’ai rencontrée dans sa belle maison-galerie d’Outremont, où nous avons discuté, autour d’un café, de sa mission: démocratiser l’art, tout simplement.

 

 

Pourquoi une galerie en ligne?
Je suis une obsédée de la photo d’art, que je collectionne depuis longtemps. Comme la démocratisation de l’art est liée de près à l’accessibilité via la numérisation des médias, et que je rêvais de pouvoir acheter des photos en ligne, à mon rythme, j’ai décidé de me lancer. C’était important pour moi – et ça l’est toujours – de représenter des artistes émergents, au talent indéniable, auprès de collectionneurs novices ou expérimentés. Sur le site, je présente des œuvres soigneusement choisies, contextualisées, tirées en éditions limitées sur du papier de qualité muséale, tout ça avec un rapport qualité-prix vraiment avantageux. La formule est très simple.

The Print Atelier a plus de succès à l’étranger qu’ici. Pourquoi?
Il y a au Québec un mystère inexplicable autour de la question de l’art, une sorte de tabou. Il faut arrêter de s’énerver avec ça! Beaucoup de gens n’hésitent pas à s’offrir un souper à 300$, un sac à main à 800$, une voiture importée qui coûte une petite fortune en paiements mensuels, mais ils rechignent à payer pour acquérir une œuvre de 1000$ qui va durer toute la vie. Ils y pensent, souvent très longtemps, analysent le rationnel, hésitent – alors qu’acheter de l’art, ça devrait être comme acheter un bel objet, ça peut se faire sur un coup de tête. Je crois que c’est une question de culture. Je sens que je vais faire des remous, mais c’est un fait que l’appréciation de l’art est plus ancrée dans les traditions des Européens, de certains Américains, et même de nos voisins de l’Ontario.
J’ai participé récemment à une table ronde au Centre Phi, où Paul Maréchal, le conservateur de la collection de Power Corp., faisait état de son cheval de bataille: il juge scandaleux que 80% des foyers au Québec n’aient rien sur leurs murs. Et il ne parle pas que des originaux! Même si tu as acheté un tableau laminé de Monet chez Walmart, tes enfants sont sensibilisés à vivre avec l’art, ça les stimule à développer un intérêt pour les années à venir.

 

La question du budget, justement…
A priori, le marché de l’art est élitiste, et même très élitiste – mais, en même temps, il peut être accessible. Les artistes établis, recherchés, valent très cher, mais, du côté des talents émergents, l’acquisition d’une œuvre est beaucoup plus abordable qu’on ne le pense. À Montréal, on a beaucoup de choix autour de 1500$ pour acquérir de l’art visuel. Et on peut très bien commencer avec un investissement d’environ 500$. Mais à ce prix là, on oublie Marc Séguin! On peut par la suite se fixer un budget annuel. Et c’est un fait que des gens qui ont beaucoup d’argent achètent n’importe quoi et que des gens qui disposent d’un budget modeste font des choix très judicieux.

On choisit avec son cœur ou avec sa tête? Ce qu’on aime, ou ce qui prendra de la valeur?
Toujours avec le cœur en premier lieu. Ensuite, on fait la démarche de comprendre pourquoi on achète une œuvre plutôt que l’autre, afin de poser ses choix en toute connaissance de cause. Dans la plupart des cas, il vaut mieux acheter de l’art pour le plaisir des sens et de l’intellect que pour l’investissement, car le retour financier n’est vraiment pas garanti. Certaines œuvres, même si elles ne prennent pas de valeur financière, peuvent tout simplement nous faire du bien au quotidien, nous alléger l’âme, nous rappeler nos valeurs, nos idéaux ou simplement égayer nos vies. Quand tu as un coup de cœur pour une œuvre et que tu décides de l’acheter, que tu vas la chercher à la galerie ou que tu te la fais livrer, ça te donne une décharge d’adrénaline. Et quand vient le moment de l’accrocher sur ton mur, tu te dis: «Ça, c’est moi, c’est ce que j’aime, ça fait partie de ma vie.» Ton œuvre, tu la vois tous les jours et c’est ce qui te donne envie de recommencer. C’est souvent après la première acquisition qu’on décide de démarrer une collection.

 

Parce que les œuvres se retrouvent sur nos murs, il y a parfois confusion entre art et déco, non?
Le monde regorge d’images. La différence entre une œuvre d’art et une image à vocation décorative, c’est le processus intellectuel de l’artiste et de l’acquéreur. Il faut être au fait de l’histoire de l’art, connaître la démarche de l’artiste, comprendre dans quelle démarche s’inscrit son œuvre. Si tu es à la recherche de quelque chose qui s’harmonise aux coussins du salon, tu vas payer beaucoup trop cher en te procurant un original. Il n’y a pas de mal à acheter une reproduction et il y a des tonnes d’options très correctes pour le faire. Sans vouloir juger, beaucoup de gens ne comprennent pas la différence entre l’art et ce qui plaît à l’œil. J’ai des amis très éduqués qui sont comme ça. Ils agrandissent leurs photos et les exposent sur les murs. Et c’est tout à fait correct. Mais ce n’est pas de l’art.

 

Par où commencer pour démarrer une collection cohérente?
Il faut faire ses devoirs. Quelqu’un qui veut investir en Bourse va consulter et se renseigner avant de commencer à négocier. Il faut fréquenter les galeries d’art, aller dans les foires, s’inscrire à des infolettres, lire des blogues. On ne collectionne pas n’importe quoi. L’idée est de s’éduquer et de comprendre ce qu’on aime naturellement. Par exemple, si on est attiré par les portraits, c’est déjà un indice. Ensuite, on analyse les différentes écoles de portraits, les artistes qui se démarquent dans cette catégorie, la direction où on veut aller. C’est un processus qui peut être vraiment intéressant. Parce que quand on a un déclic pour un artiste, ça peut se transformer en passion, parfois en véritable maladie! On les aime, on les suit, on fréquente leurs expos.

Qu’est-ce qui motive les collectionneurs?
Beaucoup développent un intérêt pour l’art lorsqu’ils commencent à faire des sous. Ils suivent des cours sur le vin, fréquentent les bons restaurants, achètent de beaux meubles. La suite logique, c’est de choisir ce qui va sur les murs. Il y a aussi un autre facteur: le monde de l’art est très stimulant et ludique pour des gens qui ne sont pas des artistes, et qui évoluent dans des environnements rationnels, froids. Ces collectionneurs, parfois de grands collectionneurs comme Alexandre Taillefer, vivent la créativité de leurs artistes, des personnages intéressants qui pour la plupart ont des projets politiques, environnementaux, ludiques, pacifistes…. Les rencontres entre ces deux mondes sont souvent bénéfiques pour tous – et ça aide les gens d’affaires à sortir de leur quotidien quand des artistes viennent manger à la maison.

Tu as déménagé récemment et ta nouvelle cuisine a été pensée en fonction des photos que tu voulais y exposer…
Je vois ma maison comme un lieu de ressourcement, je veux qu’elle soit inspirante et qu’elle me permette de vivre avec les objets que j’aime et qui me font du bien. Par conséquent, ma collection d’œuvres d’art y tient une place importante. En dessinant la cuisine et la salle à manger adjacente, j’ai préservé un très grand mur pour exposer de grandes œuvres, en particulier un diptyque que je possédais depuis un moment – je n’avais jamais eu la chance de placer les deux photographies côte à côte. Le diptyque est là pour l’instant, mais je sais qu’un jour ça changera, et que je pourrai installer une œuvre importante dans ma maison.

 

 

Ton intérieur devient à l’occasion un espace public (tendance home gallery, en bon français). Tu vis ça comment?
C’est toujours un peu stressant de recevoir chez soi, surtout dans un contexte professionnel, quand il s’agit de gens qu’on ne connaît pas. Il faut tout ranger, rendre l’endroit plus stérile, moins personnel. Mais l’effort en vaut la peine. À mon avis, il n’y a pas de façon plus inspirante, contagieuse et éducative de découvrir des œuvres. Comment ça se passe? Les invités se présentent, prennent un verre de vin et, ensemble, on fait le tour de la maison pièce par pièce en prenant le temps d’expliquer chaque œuvre et le parcours de chaque artiste. En petit groupe, à l’intérieur d’un environnement intime, fermé, ils vivent une véritable immersion, ils sont attentifs, concentrés, beaucoup plus réceptifs; dans ce contexte, ils tombent souvent en amour avec un artiste ou son travail. C’est une formule que je propose au compte-gouttes. Mais si je n’avais pas d’enfants, je le ferais régulièrement. J’y crois énormément.

 

La prochaine édition aura lieu quand?
Ça se passera au printemps; mettez ça à votre agenda! J’aime que ces événements aient lieu à la lumière du jour, question de rendre hommage aux œuvres, l’éclairage d’une maison n’étant pas idéal.

Des artistes, des courants à surveiller?
Au Canada, il y a le courant très fort de l’approche humaniste environnementale, en réaction à tout ce qui se passe dans le monde, en politique et dans la société. Parmi les artistes que je représente, il y a Annie Briard et son approche scientifique tout à fait unique, Alana Riley, dont le centre d’intérêt est la relation à l’autre, et David Ellingsen, un activiste conservationniste de l’Ouest canadien. Cela dit, j’hésite à faire un choix parce que j’aime profondément tous les artistes que je représente!

Les recos de Maude Arsenault

Galeries D’art
Pour dénicher des œuvres, au Canada, il faut presque toujours passer par une galerie – en ligne ou avec pignon sur rue. Le marché des encans n’est pas très accessible ni facile à négocier. Il est toujours possible d’acheter une œuvre d’un finissant de Concordia – on ne sait jamais – mais ce n’est vraiment pas évident. Il y a de fins renards qui sont en recherche constante de nouveaux talents et de courants émergents dans le but d’investir et de faire réellement de l’argent, mais c’est un job à temps plein!

Art Mûr
5825, rue St-Hubert, Montréal

Galerie Antoine Ertaskiran
1892, rue Payette, Montréal

Galerie d’art Lacerte
6345, boul. Saint-Laurent, Montréal

Galerie Hugues Charbonneau
372, rue Ste-Catherine Ouest, Montréal

Galerie Simon Blais
5420, boul. Saint-Laurent, Montréal
Incontournable, pour des artistes plus classiques.

Parisian Laundry
3550, rue Saint-Antoine Ouest, Montréal

Espace d’art et d’essai contemporains Occurrence
5455, rue de Gaspé, espace 108

Les centres de diffusion comme Occurrence, le plus vieux au Québec, ne vendent pas les œuvres, ce qui permet aux artistes de présenter des projets moins commerciaux. Ces lieux permettent aux artistes de se faire connaître des galeristes et du public.

L’événement à ne pas manquer

La foire d’art contemporain Papier
Un événement annuel pour tout voir d’un coup, où on peut rencontrer des artistes, des galeristes, les approcher, s’inscrire sur leurs listes d’invitations pour les vernissages, s’abonner à leurs infolettres. On peut s’y procurer des œuvres très intéressantes pour seulement 500$ ou 600$.

À suivre sur Instagram

Il y a tellement de choses à voir, difficile de choisir! Parmi mes favoris:

Artsy
Un des plus grands répertoires du marché de l’art – il faut aussi voir le site!

Boy Hill
Toujours cool.

Girl Gaze
Un regard unique sur la photo au féminin, un collectif fondé par des femmes.

Of the Afternoon
Un magazine de photos d’art qui publie toujours de belles choses.

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Pour suivre Maude
The print atelier
theprintatelier.com  (s’abonner à l’infolettre)
Instagram: theprintatelier

Maude Arsenault
maudearsenault.com
Instagram: maudearsenault

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1 Commentaire

  1. Lise Armstrong dit...

    En plus de présenter un concept novateur, celui de la galerie en ligne, l’entrevue donne la démarche de la créatrice, ses ficelles et ses astuces. Grande générosité de la créatrice qui offre des oeuvres à voir et même des exemples de lieux où les accrocher. Démystification du commerce de l’art en proposant un parcours pour s’initier à l’art et à l’acquisition d’oeuvres. Clarté de l’entrevue, belle évolution de la rencontre. Quel plaisir de voir une artiste qui se crée une façon de se donner à voir, elle et les autres qu’elle découvre !

Commentaires