Aurélia Filion, celle qui boit vrai
Le vin, le bon, elle est tombée dedans quand elle n’avait pas vingt ans. Tour à tour sommelière, animatrice, phénomène Web et femme d’affaires visionnaire, Aurélia Filion fonde à 26 ans l’agence d’importation Oenopole (qui signe une chronique vins sur Bloome!) avec son mari et un ami de famille. Sans argent et sans expérience avec la SAQ, mais avec une mission très claire: faire découvrir le vin vrai aux Québécois, une bouteille à la fois.
Propos recueillis par MJ Desmarais Photo Maude Chauvin
La devise d’Oenopole est Boire vrai. Explication, stp.
Au fond, le vin a toujours été vrai. C’est un produit naturel façonné par l’homme depuis très longtemps! Mais, dans les années 1960-70, les bureaux d’œnologie se sont «modernisés», ils ont commencé à vendre des pesticides, des produits chimiques, ils ont poussé une production industrialisée qui a fini par éloigner les producteurs de leur terroir. Jusqu’à ce que de jeunes vignerons, à contre-courant de ce phénomène, fassent un retour aux sources en tirant des vins uniques de cépages autochtones. C’est avec eux qu’on a décidé de travailler. Parce que c’est ce qu’on aime et parce qu’il y a un marché.
Boire vrai, c’est tout simplement boire des vins issus de vignes travaillées naturellement et sans compromis par des gens respectueux de leur terroir et de leurs traditions. Ces vignerons, ce sont mes superhéros.
Est-ce que tous vos vins sont naturels?
Pas en exclusivité. La plupart de nos vins sont travaillés bio à la vigne et subissent très peu d’interventions à la cave. Je peux dire que si l’on part d’un spectre qui va de l’ultra-naturel au classique puis à l’industriel, chez Oenopole on démarre à ultra-naturel et on s’arrête à classique. J’ai déjà été assez extrémiste à cet égard, mais je ne le suis plus. Pour moi, la quête du naturel ne se résume pas à mettre de l’avant le côté funky du vin (même si ça peut être sympa des fois!). Ce qui m’intéresse, c’est l’approche qui mène à la réalisation de grands vins. Quand j’ai goûté à un Romanée-Conti, un des grands vins de ce monde qui ne revendique pas une démarche ultra-nature, j’ai compris quelque chose: les vins d’exception, qu’ils soient bio ou pas, ont en commun d’avoir été travaillés correctement, en douceur, dans le respect de la matière première.
Vous faites de l’importation privée. Ça fonctionne comment, au juste?
Importation privée n’est pas synonyme de qualité, c’est tout simplement un réseau de distribution parallèle à celui des succursales de la SAQ, où l’agent est libre de commander ce que bon lui semble pour le revendre par la suite. La qualité des vins varie en fonction des importateurs – ils peuvent être bons, et ils peuvent être moins bons! Chez Oenopole, ce mode de distribution nous a toujours paru très élitiste, puisque l’achat des vins d’importation privée doit se faire à la caisse; à l’exception des restaurateurs, seul un très petit noyau de Québécois sait comment ça fonctionne. Quand nous avons démarré l’entreprise, il était évident que si nous voulions changer les habitudes de consommation du vin au Québec, le VRAI changement passerait par la SAQ. Le jour où le consommateur aurait accès à une bouteille de vin naturel à la SAQ et que la consommation des vins «de spécialité», soit les vins artisanaux, commencerait à gagner du terrain sur la consommation de vins «courants», soit industriels, notre lutte serait bien entamée.
Pour les ventes en succursale, à la bouteille, nous devons convaincre la SAQ d’acheter les produits de nos vignerons – j’ai travaillé très très fort pour que ça se concrétise! – et nous devons aussi convaincre les vignerons de jouer le jeu, parce que la SAQ exige des grands comme des tout petits producteurs de standardiser leurs étiquettes, d’avoir des codes à barres, etc. Ça nous demande de miser sur nos pouvoirs de persuasion!
Ton avis sur le monde du vin qui se féminise
Quand j’ai commencé à m’intéresser au vin, il y a une quinzaine d’années, on était à la croisée des chemins. D’un côté il y avait cette culture compétitive du vin propre aux hommes où c’est la course aux trophées – «Tu as bu ça, toi?» – et de l’autre, les artisans qui rejettent les vieux standards et qui sont dans la créativité totale. C’est ça qui nous attire. Quand tu es dans le plaisir de goûter, dans la dégustation en douceur, tu arrives dans un univers qui inspire davantage les femmes parce qu’elles sont à la recherche du goût, de la compréhension du vin et de l’histoire derrière l’étiquette. Les femmes voyagent, aiment l’art de vivre, elles s’intéressent de plus en plus au vin. Et comme elles sont les acheteuses principales des familles et des couples, elles ont une influence certaine.
Est-ce qu’il y a des vins féminins et des vins masculins?
Tu sais, des gens du milieu me disent parfois que j’ai des goûts très féminins. Ma réponse à une de ces personnes: «Dude, ce vin n’est pas féminin, il est fucking bon et bien meilleur que tes vins à 200$!» Je n’aime pas du tout dire qu’il y a des vins de femmes et des vins d’hommes! Il y a plutôt une mouvance culturelle.
Les tendances changent, et les initiés du vin sont maintenant à la recherche de vins digestes, à haut taux de «buvabilité», qui s’expriment en finesse et en légèreté. Ce phénomène fait boule de neige!
D’où te vient ta passion pour le vin?
Le vin a fait partie de ma vie bien avant que ne je décide d’en faire ma profession. À la fin de l’adolescence, j’ai fait les vendanges en France avec Alexis Fortier-Lalonde, mon chum, le père de mes enfants, mon partenaire dans l’entreprise – on s’est rencontrés à la maternelle et on ne s’est jamais quittés, mais ça, c’est une autre histoire! Au château, on a fait une grande rencontre, celle de Clémentine Bouveron (stagiaire en œnologie à l’époque, aujourd’hui vigneronne au Domaine Le Coste, en Italie) avec qui on s’est vite liés d’amitié. Pendant trois mois, cette fanatique de vins naturels – dont personne ne parlait à l’époque – a fait notre éducation. Une grande révélation fut une dégustation au Domaine Schueller, qui était à l’époque considéré comme «extrémiste d’Alsace» et qui produisait des vins très purs exprimant merveilleusement bien leur terroir. C’est avec eux, entre autres, qu’on a démarré un peu plus tard notre entreprise. Cette rencontre a été le début d’une passion.
J’ai vécu quatre ans à Paris, où j’ai étudié à Sciences Po et travaillé comme détachée pour le ministère des Relations internationales du Québec. J’ai profité de ma vie en France pour triper vins: j’assistais à des dégustations chez des producteurs, j’allais dans les vignobles, des cavistes m’ont prise sous leur aile, des vignerons me disaient: «Je veux travailler avec toi si tu commences à importer du vin au Québec…» Mon palais s’est formé là bas; je crois d’ailleurs qu’il sera toujours européen! À l’époque, je vivais souvent seule dans mon petit appart parce qu’Alexis, entre deux visites à Paris, faisait une maîtrise à HEC Montréal. Une période d’introspection: entre le vin et le ministère, il fallait que je choisisse. Alexis et moi, nous étions tous deux passionnés de vin, et on s’est dit qu’il fallait faire quelque chose avec ça.
Les débuts d’Oenopole
Et puis on a reçu un appel de Théo Diamantis. Théo, c’est l’ami de la meilleure amie de ma mère, un homme avec qui on a toujours eu une relation très familiale, et qui a toujours partagé notre passion. Il nous a appelés pour nous annoncer: «J’ai décidé de lâcher ma job, je vais étudier en sommellerie à l’ITHQ et je pars une agence.» On a sauté sur l’occasion. Théo, qui est originaire de Grèce, savait qu’il se passait quelque chose là-bas, un retour à la production artisanale, la mise en valeur de terroirs autres que la retsina, alors il a décidé d’explorer ça. Cet automne-là, en pleine saison des vendanges, on a visité 300 vignobles en France et en Italie pour trouver des producteurs. Cette tournée a été une extraordinaire formation. On a appris sur le tas. On a découvert des domaines, goûté plein de produits. Surtout, on a fait la rencontre de gens honnêtes, intelligents, fidèles, qui respectent leur tradition et leur terroir et qui arrivent à faire des vins exceptionnels. C’est avec eux que nous avons fondé notre maison d’importation.
On a lancé Oenopole avec 30 vignerons pour offrir, entre autres, des vins nature de France, des vins orange d’Italie et des vins de terroir grecs. On a investi des années de notre vie, on s’est donnés complètement. C’était intense, c’était super, c’était éprouvant, aussi. Pour gagner ma vie, j’étais sommelière au Club Chasse et Pêche. Pour diminuer nos dépenses et réduire nos risques, on travaillait de la maison, et on faisait nos rencontres chez Théo parce sa maison était plus belle que la nôtre! On a fait un premier pas en embauchant deux, trois personnes. On a fait un second pas en se structurant: Alexis, comme directeur général, Théo, comme responsable des ventes et moi, aux opérations et développement. Et on a fait un autre pas en emménageant dans nos bureaux.
Entre-temps, tu as lancé Bu sur le Web, où tu faisais des dégustations en direct. Un succès fou dans la francophonie!
Ça s’est fait deux ans après la fondation d’Oenopole. À l’époque, je travaillais fort pour convaincre la SAQ d’acheter des vins authentiques, des vins de terroir, des vins vrais et j’étais frustrée parce que je trouvais que les choses n’allaient pas assez vite. Bu sur le Web m’a donné la liberté de partager mes passions, de parler des vignerons at large, de ceux qui m’emballaient, pas seulement de ceux que je représentais. Et puis on s’est fait attraper par une vague qu’on n’attendait pas: la série Web a levé dans les sphères vitivinicoles francophones. Ça a été extraordinaire pour la visibilité, mais ça ne rapportait pas, tout simplement parce qu’on n’avait pas pensé à ça! La vie te lance des choses, parfois…
L’arrivée des jumeaux
Vivre ailleurs a été mon premier défi. Lancer une entreprise a été le deuxième et avoir des jumeaux, le troisième! Avant d’avoir des enfants, je faisais tous les achats, je sélectionnais tous les vins, et, pour m’acquitter de ça, je devais partir au moins trois fois par année en Europe pendant de longues périodes. C’est d’ailleurs à Vinitalie, à Vérone, le plus gros salon du vin, que j’ai découvert que j’étais enceinte. J’ai goûté 400 vins – en crachant tout, évidemment! – en me disant que j’allais passer à travers. De retour au pays, j’ai été mise en arrêt à la maison parce que ma grossesse était à risque. J’ai fait beaucoup de fausses couches et j’étais sur le point de lâcher prise quand c’est arrivé.
J’ai quitté le bureau du jour au lendemain et j’ai tout laissé en plan. Quand les bébés sont nés, je suis revenue travailler quelques heures par semaine pour remettre de l’ordre dans ce bordel. De toute façon avec des jumeaux, un congé de maternité, c’est une vue de l’esprit. Et quand, en plus, tu as ton entreprise, c’est encore pire! Je n’ai jamais arrêté complètement, je prenais mes mails en allaitant, et j’ai réalisé que je ne pouvais pas porter tout ça sur mes épaules, que je devais jeter du lest, qu’il fallait se réorganiser et former les gens. Heureusement, Samuel Chevalier Savaria, ancien sommelier du Toqué!, qui déguste comme moi, qui choisit comme moi et qui parle le même langage vin que moi, a accepté d’être de l’aventure et il m’a remplacée.
Avant de partir en congé de maternité, toutes les possibilités s’offraient à moi, à nous. J’ai fait le choix d’avoir une famille, la chose la plus extraordinaire de ma vie, c’était là que ça se passait. Et comme le fait de fonder mon entreprise a aussi été une expérience extraordinaire, je n’ai eu aucun mal à revenir. Mais ce n’est pas simple, même si j’ai la chance d’être mon propre employeur! Je dois maintenant décider où je me place, exactement. Sheryl Samberg, avec son Lean In, n’est pas toujours réaliste.
Ce que tu as appris dans cette aventure
Être experte en vins c’est une chose, être experte en business et en gestion d’équipe, c’est autre chose. On a eu notre courbe d’apprentissage! On a fait des erreurs, beaucoup, et on en est arrivés à un mode de gestion out of the box qui convient à tout le monde et qui consiste à responsabiliser chaque employé. Bon, en ce moment, tout le staff a des enfants en même temps, ce qui est vraiment difficile à gérer, mais on y arrive!
Travailler avec son conjoint, ça se passe comment?
Il y a un impact, c’est sûr. Mais très rapidement, on a appliqué certaines règles pour pouvoir cheminer – même si je n’aime pas les règles. Quand on a démarré Oenopole, on ne parlait que de ça. Ensuite, on a décidé qu’on ne discuterait jamais du travail dans notre chambre et on a tenu bon. Mais là, avec les enfants, on se parle quand on a deux secondes! Parfois, il faut être spécifique: «Parles-tu à l’associée ou à la conjointe?», parce qu’il faut parler à la bonne personne! Et si c’est trop intense, on se fait une réunion de travail.
De quoi es-tu fière, avec Oenopole?
Je suis fière de tous les vignerons que nous représentons. Je suis fière de ce que nous avons bâti, Alexis, Théo, moi et toute notre équipe, des changements que nous avons provoqués à la SAQ. Je suis fière d’avoir changé le monde du vin, et je suis fière de notre belle équipe. Fière de nos locaux, aussi – j’avais dit à notre designer (aussi associé) que je ne voulais pas avoir l’impression d’entrer dans un bureau et c’est exactement ce que j’ai obtenu. Parce qu’on n’a jamais l’impression de travailler quand on vit de sa passion!
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Quatre conseils d’Aurélia pour découvrir le vin vrai
Le rapport qualité-prix est plus avantageux avec les vins de spécialité
Raison: on ne paie pas pour le marketing, les campagnes publicitaires. Les vins industriels sont vendus plus cher au Québec en raison de leurs budgets marketing!
Pas le choix, il faut dépenser plus
Quand mon coiffeur me demande par où commencer, je lui dis qu’il ne peut pas continuer à payer 10$ la bouteille. Il n’a pas à débourser 200$ non plus. On a de très bons vins entre 20$ et 35$, certains sont moins chers que ça. Tant que tu es sous la barre des 100$, tu peux parler d’un bon rapport qualité-prix. Au-dessus de 100$, on tombe dans la surenchère du vin.
Le producteur est plus intéressant que le cépage
On ne devient pas connaisseur du jour au lendemain. Il faut lire, s’informer, prendre le temps de découvrir tranquillement les régions, leur culture, leurs cépages. Surtout, il faut comprendre d’où vient le vin, se donner la peine d’en savoir plus sur ceux qui le produisent, ceux qui le mettent en bouteille. Tout ça nous aide à identifier ce qu’on aime vraiment.
L’importateur, ça compte aussi!
Une fois que tu as les bases, le moment est venu de retourner la bouteille pour en savoir un peu plus sur l’importateur, qui est un fil conducteur entre les vins, un dénominateur commun. C’est comme une maison d’édition avec ses auteurs!
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